
La rumeur d’Orléans est le titre d’un ouvrage dirigé par le sociologue Edgar Morin paru en 1969, qui revient sur une affaire survenue cette année-là dans la préfecture du Loiret : des commerçants juifs ont été accusés de pratiquer la traite des Blanches dans leurs boutiques de vêtements. Des jeunes filles disparaîtraient dans les cabines d’essayage et seraient enlevées pour alimenter des réseaux de prostitution. Il n’en était rien, mais la rumeur a flambé en quelques jours avant de s’éteindre. Cette enquête est une référence pour comprendre les mécanismes de l’illusion collective et de la théorie du complot, dans laquelle on voit toujours apparaître, surprise surprise, la figure du juif.
La relecture du livre à la lumière des événements actuels est édifiante. Ce sont finalement toujours les mêmes ressorts qui sont à l’oeuvre :
-la référence à une information connue des initiés

-la certitude que si les autorités n’en parlent pas, c’est qu’il y a forcément un complot du silence

-le juif, le suspect idéal

En pleine crise du Covid-19, les théories du complot vont bon train, portant sur la pénurie de masques, l’accès aux traitements éventuels, le sort réservé aux patients en fin de vie, les conflits d’intérêt des médecins qui conseillent le gouvernement, voire l’origine même du « virus chinois ». On a vu surgir des allusions nauséabondes autour du conjoint de l’ancienne ministre de la Santé Agnès Buzyn, Yves Lévy. Cette période de peur face à un virus inconnu et d’incertitude sur l’issue de la crise est propice au développement des rumeurs les plus folles, même si rien de ce qui arrive n’était inattendu : l’allocution d’Emmanuel Macron dès le 12 mars nous avait prévenus que nous devions limiter nos déplacements pour retarder la propagation d’un virus très contagieux, qui risquait d’entraîner un afflux rapide de la minorité de cas graves dans les services d’urgence et de réanimation. Le sous-équipement de l’hôpital public ne date pas d’aujourd’hui, il suffit de s’être rendu un jour aux urgences pour le savoir, et le danger du virus est moins sa mortalité que la pression qu’il fait peser sur un système de santé déjà fragilisé. L’exemple de l’Italie, qui a quelques semaines d’avance sur nous face à l’épidémie, nous avait alertés.
Des erreurs ont certainement été commises au sommet de l’Etat, en premier lieu le maintien des élections municipales et la mauvaise communication sur les masques, mais il serait injuste et pour le coup complotiste de présumer que rien n’est fait pour sauver le maximum de vies, tant au niveau des politiques que des soignants. Et s’il est compréhensible de chercher des responsables lorsque l’on se sent démuni face à un drame d’une telle ampleur, chacun doit aussi assumer ses actes et respecter les mesures de confinement. J’ai le souvenir de certaines relations professionnelles qui se vantaient de continuer à faire la bise et serrer les mains début mars « parce qu’on ne va pas tomber dans la psychose ». Ne pas céder à la psychose, c’est appliquer les gestes barrières et ne pas se ruer sur la dernière rumeur venue qui vient valider notre anxiété. On suit à ce sujet les conseils déjà rappelés ici concernant la propagation des fake news.
Edgar Morin est aujourd’hui un vieux monsieur de 98 ans qui continue de s’exprimer, dans les médias et sur Twitter où il compte presque 150 000 abonnés. C’est un de nos derniers grands intellectuels qui a traversé tout le XXe siècle et on aimerait recueillir ses paroles comme des oracles mais il faut reconnaître que ses tweets sont assez décevants. « Un minuscule virus dans une ville ignorée de Chine a déclenché le bouleversement d’un monde » le 4 avril (pour rappel, Wuhan est une mégalopole de 11 millions d’habitants); « Notre science et notre technique ont fait de grands progrès. Les bactéries et les virus aussi » le 2 avril (merci Edgar); « L’après épidémie sera une aventure incertaine où se développeront les forces du pire et celles du meilleur » le 31 mars (et inversement).
C’est à se demander si c’est vraiment lui qui tweete car ses publications sont d’une grande banalité, quand elles ne relaient pas pour le coup les pires comptes complotistes. Mieux vaut relire ses livres!
PS. À voir cette très intéressante archive INA qui résume toute l’affaire d’Orléans.
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